Chercheurs et liberté d'expression


Les attentats contre Charlie Hebdo ont fait ressortir un risque méconnu : celui de l’autocensure. Si celle-ci concerne surtout les médias, elle n’épargne pas les chercheurs, dont beaucoup n’osent pas s’exprimer, surtout sur les sujets polémiques. Pourtant, la liberté d’expression des chercheurs et enseignants est particulièrement protégée.


Les chercheurs peuvent-ils s’exprimer comme ils veulent dans les médias, ou doivent-ils en référer à leur hiérarchie ? Les institutions scientifiques peuvent-elles s’arroger le droit de valider les propos de leurs chercheurs avant diffusion ? Quid de la participation des chercheurs aux réseaux sociaux ? Autant de questions qui se posent très vite à tout scientifique désireux de s’exprimer ailleurs que dans les revues spécialisées.


Sept organismes de recherche [1] viennent de publier une Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche, dans laquelle un chapitre concerne la communication. Il y est notamment inscrit « la liberté d’expression et d’opinion s’applique dans le cadre légal de la fonction publique, avec une obligation de réserve, de confidentialité, de neutralité et de transparence des liens d’intérêt. Le chercheur exprimera à chaque occasion à quel titre, personnel ou institutionnel, il intervient et distinguera ce qui appartient au domaine de son expertise scientifique et ce qui est fondé sur ses convictions personnelles. La communication sur les réseaux sociaux doit obéir aux mêmes règles. »


Cette charte risque de ne pas beaucoup aider les chercheurs avides de partager leur passion avec le plus grand nombre. A aucun moment, elle n’explique ce qu’est l’obligation de réserve des fonctionnaires, qui n’a rien à voir avec une obligation de se taire ou de faire valider ses propos. Elle ne précise pas que l’obligation de confidentialité ne concerne que les travaux soumis au secret industriel ou au secret défense. L’obligation de neutralité est encore plus absconse, et pourrait faire croire que le chercheur n’a pas le droit de donner son opinion.


D’où l’utilité d’expliquer les droits et devoirs des fonctionnaires en matière d’expression publique. Rappelons-le tout de suite : à la base, il y a la liberté d’expression, affirmée par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’article 19 précise que « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »


Ce droit ne s’arrête pas à la porte du bureau : la liberté d’expression est garantie aussi au travail. Ainsi, pour les salariés du privé, le Code du travail précise que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » (article L1121-1). La règle de base est donc la liberté d’expression, qui comporte bien sûr des restrictions (secret industriel, obligation de loyauté envers son entreprise…) En dehors de son entreprise, le salarié jouit de sa pleine liberté d’expression, comme n’importe quel citoyen, dans la limite de la loi.


Côté fonctionnaires, ce n’est pas le code du travail qui s’applique, mais les principes sont proches. L’article 6 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires précise bien que « la liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires ». Cette même loi ne mentionne pas le moindre devoir de réserve. Cependant, il existe un principe de neutralité de la fonction publique. Cela ne signifie pas qu’un fonctionnaire n’a pas le droit de s’exprimer ni de donner son opinion. Simplement, « le principe de neutralité du service public interdit au fonctionnaire de faire de sa fonction l'instrument d'une propagande quelconque. » Un instituteur, par exemple, ne pourra pas faire de propagande politique ou religieuse dans sa classe. Mais en dehors de son établissement, il peut tout à fait être militant politique ou religieux !

Donc clairement, en dehors de son temps de travail, le chercheur s’exprime comme il veut, sur des sujets polémiques s’il le souhaite, il peut militer à sa guise… Qu’en est-il lorsque le chercheur s’exprime dans le cadre de ses fonctions ?


L’article L952-2 du Code de l'éducation précise que « les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité. » S’il est assez flou, ce texte montre néanmoins que, parmi les fonctionnaires, les chercheurs et enseignants chercheurs jouissent d’une liberté d’expression particulièrement grande.


Le Conseil constitutionnel vient renforcer cette interprétation : dans sa décision du 28 juillet 1993 sur la Loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel , il précise que « le statut des établissements d'enseignement supérieur ne saurait limiter le droit à la libre communication des pensées et des opinions garanti par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen que dans la seule mesure des exigences du service public en cause ». Il ajoute   que « par leur nature, les fonctions d'enseignement et de recherche exigent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des enseignants-chercheurs soient garanties ». Libre expression garantie, on ne saurait être plus clair ! [2]


Bien-sûr, tout ne se règle pas devant les tribunaux : le fait qu’un chercheur ait le droit de s’exprimer ne signifie pas que personne ne fera pression sur lui. Notamment, les chercheurs non titulaires (doctorants, post-doctorants, ATER…) ont tout intérêt à ne pas faire de vague. D’autres craignent pour leurs crédits ou leur carrière. Mais ce risque est-il aussi grand que certains l’imaginent ?


Chercheurs, vous sentez-vous libre de vous exprimer comme vous le souhaitez ? Hésitez-vous à aborder des sujets polémiques ? Vous sentez-vous soutenu par votre hiérarchie dans votre volonté de communiquer ? Avez-vous déjà subi des pressions pour ne pas exprimer certaines opinions ? Votre avis m’intéresse !


Cécile Michaut

 

 

[1] Le CNRS, l’Inra, l’Inserm, la Conférence des présidents d’université, le Cirad, l’IRD et l’INRIA.


[2] Une partie de ce texte est tiré de mon ouvrage Vulgarisation scientifique, mode d’emploi